Dans la roue du génocide
Les peuples européens et occidentaux sont confrontés à la question, parce que tous ou presque se trouvent dans la roue du génocide et sont en même temps indignés. Nos États ont été, depuis le départ, les agents directs, par la coopération économique, militaire et politique, du génocide à Gaza. Du reste, il a été étonnant de voir à quel point ce sont davantage les nations africaines ou d’Amérique latine qui ont refusé de laisser faire le génocide, plutôt que les pays arabes, dans leur majorité passifs et donc complices. Au premier degré, l’ONG israélienne B’Tselem a nommé son rapport à propos de l’action israélienne à Gaza post-7 octobre « Our Genocide » (« Notre génocide »). Il serait juste d’ajouter que c’est aussi notre génocide, à nous, citoyens de nations qui ont laissé faire le crime. L’histoire se demandera comment tout cela a été possible et comment le mécanisme de la déshumanisation, par le concours des souffrances et par le racisme, a été rendu possible. En France, les causes de la sidérante dissonance cognitive vis-à-vis des victimes palestiniennes sont encore un grand mystère. Une historiographie des mentalités permettra peut-être de le comprendre, un jour. Mais laisser à l’histoire et aux historiens le jugement du génocide à Gaza, comme l’a fait Emmanuel Macron, est le renoncement final par lequel notre absence totale de sens de la responsabilité se manifeste. Les Palestiniens morts par divers leviers ne reviendront pas. Ayant, on le sait, été tués dans l’objectif de viser le groupe des Palestiniens de Gaza tout entier, et par les moyens particulièrement cruels et sadiques dont Israël a fait preuve et qui sont largement documentés, le génocide est déjà là.
Mais le génocide est aussi en cours et en dynamique. Aussi étonnant que cela paraisse, après la famine de ces derniers mois qui constitu
ait le cran ultime dans l’horreur, nous vivons à nouveau un point de rupture dans l’action génocidaire avec les annonces de Netanyahu des derniers jours. Le maximum va être atteint avec la destruction des dernières zones non occupées militairement à Gaza et, surtout, avec la tentative de déportation massive des habitants, d’après les dernières informations, vers le Somaliland. Le nettoyage ethnique assorti de l’intention de détruire le groupe national est un critère du génocide, comme l’avait reconnu le Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie en 2001. Bien sûr, les Palestiniens ne l’accepteront pas, et la destruction physique de l’ensemble du groupe par le meurtre pourra s’intensifier davantage. Il y a donc un danger incommensurable, et les historiens V. Lemire et E. Barnavi l’ont encore récemment décrit dans Le Monde, évoquant la possibilité de voir Gaza devenir rapidement un « cimetière ».
Ainsi, nous sommes tous responsables du déroulement des événements. J’emprunte cette expression, qui ne vise pas à culpabiliser mais au contraire à mobiliser, à l’ambassadrice de Palestine en France, Hala Abou Hassira, qui, en ces termes, avait enjoint mon syndicat à la mobilisation en juillet dernier. Nos États sont les agents du génocide et donc une partie très importante de la cause du problème. Si les États européens isolaient véritablement Israël, le génocide cesserait en grande partie. En tant que citoyens, nous le savons, il nous est possible d’influencer les décisions prises à divers degrés et d’opérer pour cela toutes sortes d’actions. La reconnaissance de la Palestine par Macron, malgré tous les reproches qu’on peut lui assortir, est en ce sens une victoire de la mobilisation. Il faut désigner clairement quels moyens employer pour ouvrir la voie le plus vite possible.
La mobilisation du côté israélien est fondamentale. Le courage des « Refuznikim » (ceux qui refusent de s’enrôler dans l’armée israélienne), du parti communiste israélien et des intellectuels comme les historiens de la Shoah (Omer Bartov, Amos Goldberg, Daniel Blatman, etc.) ou l’écrivain David Grossman mérite d’être salué. En effet, ils participent de la difficile contestation interne du suicide politique et moral d’Israël. On le sait, les images récentes d'otages ont constitué un nouveau choc. On le conçoit et le partage. Mais comment ignorer que Netanyahu tue deux fois les otages ? Une première, en les sacrifiant par son plan qui exclut toute solution négociée pour les libérer. Une deuxième, par la manière avec laquelle il assure au Hamas qui a commis le crime de guerre de les enlever un succès sur des décennies en refusant aux Palestiniens toute autre représentation politique. Surtout, comment la population israélienne parvient encore à être si sensible aux affamés Israéliens mais toujours aussi insensible aux affamés Palestiniens ? Le prisme colonial est si fort que même aujourd’hui, une large majorité d’Israéliens consent à l’écrasement de Gaza. De toute façon, ce pays est de moins en moins une démocratie, et cet état de fait ne fera que s’aggraver à mesure que la violence coloniale s’amplifiera. Au moins, ce front intérieur permet de montrer au monde juif hors d’Israël qu’une autre voie est possible et que l’aveuglement actuel et l’inhumanité qu’il implique ne sont pas une fatalité, comme il semble être le cas aujourd’hui. Subsidiairement, la dénonciation par des Juifs à travers le monde du génocide à Gaza et de ses causes antérieures prend de l’ampleur, et c’est indispensable à la fois pour les Palestiniens, les Israéliens et pour nous-mêmes. À ce titre, la lettre ouverte intitulée « Pas en notre nom » a rencontré ma pleine adhésion et me paraît être une étape importante puisqu’elle veut instituer un collectif large qui refuse de cautionner l’acte par lequel la représentation des Juifs en France soutient inconditionnellement le génocide. C’est un des combats difficiles à mener, et il se doit d’être large.
Pour autant, aussi louables que soient ces initiatives, il me paraît clair que les actions militantes ne doivent pas être orientées prioritairement sur le soutien à tel ou tel front interne palestinien ou israélien, comme si, depuis notre position, nous pouvions l’influencer décisivement d’une manière ou d’une autre. La nécessité urgente consiste à accentuer considérablement la pression au niveau national. Une partie de la lutte de fond a été remportée au point où les courants qui, en France, considèrent encore qu’Israël agit dans son bon droit contre le Hamas sont de plus en plus isolés. Les actions de boycott, associées à celles qui poussent l’État et les entreprises à rompre la coopération avec Israël, sont donc les seuls moyens dont nous disposons collectivement. Au final, pour être arrêté, il faudra qu’Israël subisse un isolement économique, politique et diplomatique, et c’est l’objectif à atteindre par la mobilisation internationale.
Nous sommes dans la roue du génocide, et c’est notre tragédie. C’est aussi notre moyen de l’arrêter. C’est un devoir d’indignation et d’engagement. Ce salut passe par l’action de masse, et elle est possible à condition d’être menée sur des bases politiques larges et solides. En tout état de cause, la dénonciation du génocide ne doit pas être la conclusion, mais le départ du raisonnement politique pour la suite. En tant qu’êtres humains, en tant que citoyens de pays occidentaux, nous avons le devoir d’agir et sommes en ce sens responsables au niveau individuel. Chacun, autour de soi, est responsable de celui ou celle qui continue à s’aveugler et reste passif. Chacun a le devoir d’aller vers l’autre et de lui proposer d’agir, car ainsi le combat avance. Nous savons pourquoi et comment le mener. Si nous renonçons, les images de Gaza ne nous quitteront jamais. Elles nous hanteront. Qui ne l’a pas compris et ne s’y est pas encore résolu le comprendra trop tard. Trop tard.
Manès Nadel

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